Lettre à ma fille dans ce monde de fou, et au petit con qui est à l’intérieur de chacun de nous

Alors voilà, c’était le printemps 2020.

Le monde va mal.

Il se déchire.
Entre ceux qui râlent de devoir rester chez eux, alors qu’ils voudraient être ailleurs, et ceux qui doivent travailler et qui ne demandent qu’à rester chez eux en sécurité avec leurs proches.
Moi je vais vous dire un truc.
J’ai déjà tenu ma fille presque morte dans mes bras.

Ma vie a basculé.
En une seconde. Ou trois, ou quatre, mais peu importe.
Puis trois minutes.
Trois minutes d’horreur absolue.

J’ai eu l’immense chance, qu’on me dise, allez va, deuxième chance, refais la..
Elle est revenue.
Mais ces trois minutes là, où j’ai connu, senti, qui m’ont littéralement brisée, j’ai eu la chance qu’elles soient réversibles.
Pas gratuitement non hein, je ne reviens pas dessus.. au prix de mon sommeil, de ma santé mentale aussi, de l’équilibre de mon couple, de ma vie, mais voilà, ma fille est revenue, elle est toujours là.
Mais elles m’ont permis de toucher du doigt.. l’indicible.
Ce qui ne se dit pas.
Ce qui ne se mesure pas tant qu’on n’est pas dedans.

La mort, la perte, c’est abstrait.
Pour toi qui te sent en pleine forme, qui fait les cents pas sur ton balcon, qui ne comprend pas pourquoi on t’empêche de bosser..
Pour toi français, qui sent les siècle de fraude ancrée dans tes gênes et qui n’a qu’une pensée quand on te dit « restez chez vous sauf » et qui réfléchit avant tout à contourner la règle.
Avant tout.
Mais oui, tu sais, je sais..
Moi aussi le télétravail je sais que c’est difficile, j’ai 4 enfants, de moins de 10 ans, quatre.. enfermés dans un appart, avec un chat, tu la veux la vidéo du télétravail? Je suis en libéral aussi, donc tu sais, si je ne bosse pas, j’ai pas d’argent, crois moi, je sais.

Tu sais, moi aussi j’ai minimisé, j’ai dit que fallait pas paniquer, c’était une grippe.
Moi aussi j’étais à Paris le week end dernier, pour le boulot.
Moi aussi j’étais dans les restaus, parce que merde, j’avais pas les enfants, et puis il faut bien vivre non, et moi aussi j’ai râlé que c’était pas logique, de fermer les écoles, et les bars, et de maintenir les électionsEt j’ai même fait « la dernière nuit parisienne », pas par volonté non, en fait j’étais loin de chez moi et j’ai juste mangé dehors mais voilà, j’étais là quoi, j’ai aucune leçon à donner.
Mais voilà, j’ai tenu ma fille presque morte dans mes bras.Alors je sais.
Cette nuit, ma fille, justement elle a eu de la fièvre.Et c’est revenu.
Je me suis rappelé, que l’accident, que l’imprévisible, que l’horreur elle prévient pas.
J’ai pas eu de musique angoissante dans ma vie, avant, nan.

L’horreur, ça prévient pas.
ça arrive, ça t’embarque, ça t’explose.

Et je n’ai jamais minimisé la dangerosité de ce truc. J’ai juste comme beaucoup voulu rassuré, mes proches, et moi aussi. On peut tous se planter. Je dis souvent, se planter c’est pas grave, ça arrive à tout le monde de merder, mais par contre, on peut choisir de réparer, ou de se corriger.
Ou pas.

Alors, tu sais, ce sera probablement pas ta fille que tu tiendras dans tes bras, nan.
Mais ta mère, ou tes grands parents.
Et peut être même tes potes.

Mais sauf que, tu les tiendras pas dans les bras, non, parce qu’ils mourront seuls, pestiférés dans une réa débordée au milieu de soignants épuisés, Je sors du monde l’hôpital, je sais combien les collègues vont tout faire, et j’en profite pour leur envoyer un énorme coeur avec les mains, les pieds mais je sais aussi combien parfois, leurs combats, surtout avec les moyens qu’on leur donne, sont déséquilibrés.

T’as déjà essayé de combattre un moulin à vents?
Et ben essaie d’imaginer combattre un virus dévastateur avec un masque en toile tricoté par ta pote et une bouteille de gel hydroalcolique pour tout l’étage.Essaie de réanimer trente personnes avec vingt respirateurs.
T’as fait les maths?
t’as vu. ça marche pas.

Pour ces héros du quotidien, il faudrait tellement + que des applaudissements à vingt heures tous les soirs, même si ça fait chaud au coeur, le soutien c’est important, les moyens, et la reconnaissance à long terme c’est mieux.
Alors ils vont mourir oui, et seuls en plus,
Et toi, crois moi, en + de la douleur immense de la perte, tu te sentiras bien con.

Tu pourras peut être même pas te rassembler pour leur dire au revoir.
J’ai réfléchi à ça cette nuit, tu sais, parce que je dors très mal depuis.. Tu as déjà perdu quelqu’un?
Tu as déjà imaginé, perdre quelqu’un et ne pas pouvoir, se rendre à sa sépulture?Imagine le, vas y.
Tu te diras que t’aurais du, qu’il faurait falllu, si t’avais su putain..

Je me permets de te le dire parce que tu sais parce que moi aussi je l’ai vécu, cette culpabilité, ce « si j’avais ».. ça te coupe les jambes, le cerveau, tout.
La culpabilité c’est ce dont on se remet le moins.

Mais toi, y aura pas de deuxième chance, ou pas pour tout le monde, peut être que si, mais pour beaucoup, les gens meurent.
Pas tous non, mais en fait, tu peux à « à moitié mourir », donc ta mère, ou tes grands parents, ils vont peut être pas mourir, ou peut être mourir.
Les statistiques c’est des chiffres.
Les morts sont des nombres entiers.

Alors voilà, si j’écris, c’est parce que, je sens bien que tu saisis pas forcément..
Tu te dis que ça n’arrive qu’aux autres, que ça peut pas arriver, ou je sais pas..
Mais crois moi, la claque, la vague qui emporte ta vie, elle prévient pas.
Ce qui est marquant dans une catastrophe, c’est le silence.
Le silence qui précède ta vie qui bascule.
Y a un appel téléphonique dans la nuit, une petite voix qui prononce ton prénom dans le silence de la fin d’après midi, et puis des mots, qui vont changer ta vie à jamais

Alors voilà, j’ai sûrement pas de leçon à te donner, on se connait pas..
Je sais.. que netflix râme, que tu te fais chier, que t’avais prévu de partir en Floride, que ça fait chier, je sais.
Que tu vas perdre de la thune, que le crossfit te manque, que 45 jours c’est putain de long, crois moi.. je sais, je sais..
Mais j’ai vécu ces minutes là…

La fin du monde.
Ma vie qui bascule.
Mon âme qui se fendille.
J’ai eu.. l’immense chance, d’en avoir une deuxième.

Alors, même si je te connais pas, crois moi, si tu peux, si t’as la chance, de pouvoir te protéger de ça, de devoir vivre, ça..
Si tu ne veux pas finir toutes tes nuits dans les « si j’avais su »…
Parce que, en fait, tu sais.
Reste chez toi.

Et toi ma fille fièvreuse qui n’a certainement qu’une gastro.. (même si la gastro pendant un confinement les gars franchement c’est vraiment chiant..) chaque jour qui passe, chaque nuit.. je mesure la chance, indescriptible d’avoir eu droit à cette putain de deuxième chance.

J’espère qu’on va tous arrêter d’être des égoistes de première, des parisiens qui fuient au cap Ferret, des adulescents qui râlont d’être appelé à se caler sur notre canapé (pour mémoire le confinement des nos grands parents, c’était les soldats SS qui contrôlaient et tu pouvais toujours te gratter avec ton laisser passer gribouiller sur ton imprimante laser)..

J’espère qu’on te laissera un monde, qui respirera un peu mieux, seule petite satisfaction de ce beau bordel, débarrassé de ce satané virus oui, mais aussi de tout ces égoismes à la con, de cette vision individualiste et à court terme,

J’espère qu’on se rappellera qu’en fait, un jour en 2020 on a eu le choix, de penser à l’autre
Pour une fois